« Demain, 2 novembre 1628, jour des morts... une date idéale pour être pendu ! » ironisa-t-il sur lui-même avec une certaine dose de cynisme. Assis au fond de sa geôle humide, Jean Guidel songea aux événements qui l'avaient mené ici, à la veille de son trépas.
Tout avait commencé quatorze mois plus tôt. Il était alors simple soldat dans la garnison de l'île de Ré, sous le commandement du Marquis de Thoiras. C'était une affectation plutôt tranquille, où l'on ne s'attendait pas du tout à une mauvaise surprise. Aussi, on peut dire que les hommes restèrent un moment interdits lorsque la sentinelle de guet sonna l'alarme : des soldats anglais à bord de chaloupes faisaient force de rame vers la plage. Mais on n'hésita pas longtemps : ils avaient beau être au repos dans cette citadelle tranquille dans les embruns de l'atlantique, les soldats de Thoiras n'en étaient pas moins aguerris. On empoigna les épées et les piques et on dévala les pentes vers la plage.
- « En avant ! cria le marquis. Empêchez-les de débarquer ! Rejetez-moi ça à la mer ! »
Voyant l'avantage qu'ils pouvaient tirer à cueillir l'ennemi avant qu'il ne débarque, les soldats ne se firent pas prier et se jetèrent promptement à l'eau, s'y avançant jusqu'aux genoux. Les premières chaloupes anglaises furent donc bien mal accueillies et n'eurent pas même le temps d'abaisser leur pont volant. Plusieurs chavirèrent et leurs occupants embrochés se noyèrent par dizaines... Pourtant, les barques arrivaient toujours plus nombreuses, et les français, bien que se battant comme des diables, furent bientôt en danger d'être submergés. Le marquis ordonna la retraite vers la citadelle. Ses hommes se replièrent en bon ordre, abandonnant aux habits rouges la plage rougie de sang.
La citadelle de Ré était inexpugnable, et l'ennemi ne chercha pas même à l'attaquer. Sans doute avait-il suffisamment souffert sur la plage. Par contre, il vint y mettre le siège. On ne tarda pas à se rendre compte qu'ils étaient si nombreux que le seul salut résidait dans l'aide de l'armée de 13 000 hommes qui stationnait à La Rochelle, assiégeant elle-même ces maudites racailles de huguenots de Rochelais, ces traîtres à la nation qui continuaient à commercer avec l'anglais malgré l'interdiction du Roi. Mais comment les prévenir ?
Thoiras fit convoquer les trois meilleurs nageurs de la garnison, et il se trouve que Jean Guidel était le troisième. Ni le premier ni le deuxième n'arrivèrent à bon port, car trois jours après le départ du second, aucun renfort n'était en vue. La noyade ou la capture avait dû être leur triste destin, ce qui n'était pas étonnant eu égard à la distance jusqu'à la côte et aux courants qui régnaient dans la baie. Aussi, la périlleuse mission échut à Guidel, qui se fit à son tour enduire tout le corps de graisse mêlée à de la suie, pour ne pas être repéré de nuit par les anglais. Il manqua plusieurs fois d'être pris avant même d'arriver à la mer, un d'entre eux passa même à un mètre de lui, mais sans le voir. Puis ce fut la nage, dans ces eaux noires et fraîches même en plein été, et à peine éclairées d'un croissant de lune. Lutter contre les courants était harassant, et alors que les feux de La Rochelle semblaient encore infiniment lointains, Jean devait régulièrement faire la planche pour laisser reposer ses muscles. Mais il sentait bien qu'il dérivait inexorablement. De temps à autre, une vague inattendue lui faisait boire la tasse, ce qui le saisissait de panique et contribuait à épuiser rapidement ses forces. Plusieurs heures après être parti, il dut se rendre à l'évidence qu'il était à bout. Il s'allongea sur le dos en s'efforçant de rester éveillé et en priant pour que le courant le ramène à la côte avant qu'il ne soit trop tard. Plus tard encore, Guidel ne parvenait même plus à garder le corps tendu et la tête en dehors de l'eau. Il s'apprêtait bel et bien à rejoindre son créateur, quand tout à coup un crochet surgi de nulle part le saisit à la ceinture. Puis il sentit plusieurs bras l'empoigner et le passer par-dessus un bastingage.
- Ola mon gars, il était temps qu'on arrive je crois bien ! Mais que diable fais-tu dans un endroit pareil en pleine nuit ?
Mais le pauvre Guidel était dans un tel état qu'il était incapable de répondre. Il réalisa bientôt qu'il était arrivé tout près de la rade de La Rochelle et que son chemin avait croisé une chaloupe de pêcheurs côtiers qui rentraient au port.
Une fois débarqué, il hésita quelque peu à s'expliquer. En effet, il savait que l'armée française assiégeait La Rochelle et que quelques boulets de canons avaient même été échangés... et si ce que les Rochelais pensaient des soldats français était aussi flatteur que ce que pensaient les soldats français des Rochelais, il avait quelques soucis à se faire.
Mais à moitié nu et couvert de suie, il ne pouvait de toute façon guère mentir, et il finit par révéler sa mission.
Les pêcheurs furent consternés :
- Les anglais ont attaqué l'île de Ré ? Ah ben ça, j'veux ben être pendu ! Ca doit être ceux de Milord Bouquincamp qui ont été éconduits par M'sieur l'Maire...
- Econduits ? demanda Guidel, intrigué.
- Oui, ils sont venus nous proposer leur aide cont' les français. Mais M'sieur Godefroy leur a fait comprend' qu'ils étaient pas les bienvenus. Commercer avec les anglais d'accord, mais on n'est pas des traît' !
La vision que Jean Guidel avait des Rochelais fut toute chamboulée ce jour-là. Et elle le fut plus encore quand le lendemain ils le conduisirent sain et sauf à l'entrée des remparts, après l'avoir habillé et rassasié. L'alerte fut donnée aussitôt et Richelieu dépêcha l'armée sur l'île de Ré d'où les anglais furent délogés et renvoyés chez eux.
Ce « fait d'armes » valut à Guidel une bonne récompense, et surtout une certaine notoriété. La garnison de Ré fut relevée et déplacée à La Rochelle, entre artilleurs, fantassins, cavaliers et même mousquetaires, dont une compagnie était présente au siège, comme pour lui donner toute la légitimité royale.
C'est ainsi que durant l'hiver 1627-1628, Jean Guidel assista à l'enlisement de la situation. Il n'approuvait pas que l'on affame ces gens qui l'avaient sauvé, aussi participa-t-il dès l'hiver à quelques opérations clandestines pour approvisionner la ville. Puisqu'elle était encerclée côté terre, il fallait passer par la mer. Mais bientôt, même cette solution devint obsolète : Richelieu organisa le blocus du port en construisant une digue sur des navires volontairement coulés dans la rade.
Pourtant, une ouverture existait encore au milieu de la digue, pour permettre le flux et le reflux des marées. Trois fois encore, par une nuit sans lune, il parvint à passer une barque pleine de vivres, avec une audace folle... Mais c'était comme une goutte d'eau dans la mer, car les gens avaient déjà tué tous leurs chevaux, leurs chiens, leurs chats, ils avaient déjà arraché toute l'herbe que leurs bras avaient été assez longs pour attraper sur les remparts, et ils avaient déjà gratté le moindre rocher où aurait pu se cacher un quelconque coquillage. Des squelettes vivants erraient dans les rues, des mourants râlaient au fond des maisons, on ramassait plusieurs dizaines de cadavres par jour et on murmurait déjà que certains d'entre eux passaient à la casserole.
Guidel n'était pas le seul à risquer sa vie pour approvisionner les Rochelais, car ceci était considéré comme une trahison envers la couronne, et donc puni de la mort par pendaison. Mais il était en revanche le seul à le faire gratuitement. En effet, ces livraisons secrètes étaient pour le moins lucratives, les contrebandiers n'ayant aucun scrupule à demander une fortune pour un pauvre morceau de lard, dans la mesure où beaucoup de Rochelais étaient de riches commerçants... mais lorsqu'on manque de tout, l'argent ne vaut plus grand-chose !
Et ce qui devait arriver arriva. La veille de la Toussaint 1628, Guidel fut dénoncé, arrêté et condamné à être pendu. Et il était là, à attendre la sentence, la peur au ventre, essayant de se rassurer en se disant qu'il avait bien agi envers ces gens qui lui avaient sauvé la vie, et que Dieu saurait en tenir compte pour le salut de son âme.
Une grande agitation régnait au dehors : apparemment, la ville s'était rendue, après quatorze mois de siège. Songeant qu'il s'était fait avoir à deux jours de cette reddition, Jean en fut affligé. La porte de la cellule s'ouvrit, laissant entrevoir la grande silhouette malingre de l'aumônier. A cette vue, le sang du condamné se glaça et son coeur se serra. Il venait pour la dernière confession, sans aucun doute.
Le prêtre s'avança vivement vers le prisonnier et, s'arrêtant devant lui, lui adressa un sourire plutôt inattendu :
- Vous êtes sauf mon fils ! Le Roi vous a gracié... Vous ferez un an de service dans un peloton disciplinaire...
Guidel l'avisa un instant d'un air incrédule, puis il réalisa et lui sauta littéralement dans les bras... Que le peloton disciplinaire allait lui sembler doux !
Il ne sut jamais que ce jour-là, 1er novembre 1628, c'était le Roi Louis XIII en personne qui était entré en premier dans la ville vaincue, et que devant le spectacle épouvantable qui s'offrait à ses yeux, le Roi de France se mit à pleurer.
Il ne sut jamais non plus que quand le maire, Monsieur Godefroy, lui remit officiellement les clefs de la ville, ce dernier lui dit : « j'ai entendu dire que vous aviez arrêté un certain Guidel, hier, pour avoir tenté de nous ravitailler. Je vous supplie de l'épargner Majesté, car ce n'est pas un traître, mais un homme de bien. »